La résistance des jeunes dealers de cannabis face à la légalisation – Rapport à la transgression et stratégies d’adaptation à la nouvelle concurrence
montreal
Dự án sinh viên 24 March 2020Cette enquête vise à comprendre comment est vécue la transgression chez les dealers de cannabis alors que la vente de ce produit a récemment été dépénalisé et parallèlement, comment ces derniers justifient leurs pratiques
Par Mélissa Moriceau
À travers le point de vue des jeunes dealers montréalais sur leur activité, cette enquête vise d’abord à dessiner un panorama des facettes du « métier » de dealer. Vue de l’intérieur, l’activité possède un potentiel heuristique indéniable. Génératrice de tensions internes, elle permet de questionner le rapport à la morale chez les jeunes dealers et les valeurs auxquelles ils se réfèrent durant la vente, valeurs qui tendent à redessiner leur rôle au contact de la clientèle. En effet, pour justifier et rationaliser leur activité, les jeunes dealers doivent mettre en place un répertoire d’arguments leur permettant de dépasser les sanctions morales qui s’appliquent dans les seules sphères du registre du légal et de l’illégal. Pour les participants, qui ont été consommateurs avant d’avoir été vendeurs, l’activité ne se résume pas qu’à sa contrepartie monétaire : cette enquête permettra de mieux comprendre la posture des jeunes dealers sur le monde de la drogue et du cannabis particulièrement. C’est donc le sens qu’ils attribuent à leurs pratiques qui constitue le point de mire de cette enquête.
À l’opposé de la figure du dealer du « ghetto » que certains succès littéraires et médiatiques ont contribué à façonner, les revendeurs qui ont participé à cette enquête sont des jeunes intégrés, éduqués, que rien ne prédestinait à s’orienter vers ce marché sous-terrain. Ce paradoxe est constitutif de ma première question de recherche : qu’est-ce qui motive ces jeunes, intégrés socialement et professionnellement, à s’orienter vers le marché de la drogue ? Dans un contexte où la consommation de cannabis est banalisée au et où sa vente est désormais légale, comment les jeunes dealers montréalais vivent-ils le fait de vendre illégalement un produit devenu aujourd’hui légal ? En faisant l’hypothèse que l’activité ne soit pas cloisonnée par ses seules dimensions économiques, quels rôles se donnent les jeunes dealers, quelles responsabilités et quelles limites s’imposent-ils ?
Les objectifs sont pluriels : il s’agit, d’une part, d’explorer le répertoire d’arguments mis en place par les dealers pour justifier leur activité. En allant au-delà des seules dimensions marchandes de l’échange, j’ai cherché à esquisser les fonctions sociales des jeunes dealers : leurs responsabilités, leurs engagements, les limites qu’ils s’imposent. Enfin, j’ai tenté d’analyser le point de vue des vendeurs sur le contexte social qui entoure la légalisation du cannabis.
Résultats préliminaires
Devenir dealer : rapport à l’activité, rapport à la transgression
La majorité des jeunes qui ont accepté de me répondre était loin de s’attendre à poursuivre dans cette direction. Les revendeurs qui ont accepté de participer à cette enquête sont intégrés socialement : ils ont un réseau d’amis, sont scolarisés, certains ont un travail. Loin du modèle du dealer de cité, ils n’ont pas commencé à dealer par nécessité. Unanimes sur ce point, c’est d’abord la possibilité de ne pas acheter sa consommation, et donc de fumer « gratuitement » qui a suscité leur intérêt pour la revente. En outre, il est important de souligner que la majorité des participants refuse la désignation de dealer : pour certains, parce qu’ils assuraient seulement les fonctions de livraison, et pour d’autres, parce qu’ils avaient la « chance » de connaitre les « bons plans ». Les jeunes qui ont participé à l’enquête sont tous des « dealers d’appartement » qui, contrairement aux dealers de rue, ont déjà un réseau de consommateurs, ces derniers étant souvent unis par des liens amicaux. Or, dans certains cas, l’existence de ces liens permet de désamorcer le caractère illégal de la vente. Pour plusieurs des jeunes interrogés, il s’agit donc moins de faire des profits sur la vente que de passer du bon temps ou de se faire plaisir. Bien que les jeunes ne l’aient pas formulé explicitement, je fais l’hypothèse que toutes ces façons de faire participent à désamorcer l’acte transgressif qui est associé à leurs pratiques.
Défendre l’activité : les modes de justification mis en place par les dealers
La vente illégale est légitimée par un répertoire d’arguments mis en avant par les dealers. Cet ensemble de justifications concernent à la fois le produit et ses propriétés, son utilité sociale supposée, mais repose aussi sur le contexte politique et économique qui entoure la légalisation du cannabis. Ce travail de légitimation permet aux dealers de résoudre les tensions internes qui se manifestent lorsqu’une activité est condamnée par la société. Il s’agit ainsi de redéfinir positivement cet exercice afin de neutraliser l’acte déviant qui lui est associé.
Parmi cet ensemble de justification, les dealers invoquent les vertus thérapeutiques et l’utilité sociale de la drogue. La totalité des participants consomment ou consommaient du cannabis lorsqu’ils étaient en activité. C’est donc d’abord une rationalisation par l’expérience qu’ils invoquent. Adeptes de l’adage « je ne vends que ce que je consomme », les jeunes dealers interrogés croient en ce qu’ils vendent. Convaincus du caractère médicinal du produit, la dimension thérapeutique est mise en avant pour justifier l’activité.
Parallèlement au développement d’un argumentaire sur les effets du cannabis supposés bénéfiques, c’est un appel à la responsabilité individuelle des consommateurs qui est mis en avant. Plusieurs dealers considèrent également que le marché de la drogue continuera de fonctionner s’ils venaient à s’y soustraire. Parallèlement, et particulièrement dans le cas de la vente de drogue de synthèse, plusieurs jeunes ont le sentiment de s’adresser à des toxicomanes que rien ne peut sauver. Le travail de défense réside ici dans le fait de renvoyer à l’autre la responsabilité de son état
Au-delà de ces mécanismes de défense évoqués, c’est aussi et surtout la disqualification sociale du cannabis au service d’intérêts politiques, économiques ou sociaux qui encourage les jeunes à continuer leur activité. Ce que les dealers dénoncent fondamentalement, c’est le positionnement du cannabis dans le périmètre des drogues illicites. Les jeunes dealers critiquent principalement la visée économique des mesures visant à interdire la consommation et l’usage de cette substance.
Engagements, responsabilités et limites :
L’implication des jeunes dans ces réseaux s’étend au-delà de l’échange marchand, et rend possible une lecture sur le rôle social des jeunes dealers. Parce que la prise de drogue est profondément expériencielle, les revendeurs font office d’éclaireur ou de mentor. Au contact des clients qui sont parfois des amis, ces derniers affichent une volonté de ne pas nuire à autrui. Si l’activité revêt un caractère éminemment social, ce n’est pas seulement parce qu’elle lie deux individus autour d’une transaction commerciale, mais parce que les jeunes dealers font des choix, qui vont parfois à l’encontre du gain économique. La mesure de ces choix ne s’applique pas uniquement à leur clientèle. Alors qu’ils considèrent le deal comme une activité temporaire, que certains en sont sortis et que d’autres prévoient de le faire, c’est aussi et surtout envers eux-mêmes que s’appliquent cet ensemble de restriction. Précisons d’emblée que si les dealers disposent une telle marge de manœuvre, c’est parce que leur statut d’indépendant leur permet de faire des choix comme le fait de refuser de vendre à certaines personnes ou à certaines heures, choix que ne permet pas –ou permet moins- l’organisation très hiérarchisée du trafic de cité. Cette souplesse trouve aussi son origine dans le caractère secondaire et temporaire de l’activité. En outre, parce qu’ils ne souhaitent pas forcément développer leur activité, les jeunes avec qui je me suis entretenue ont formulé un ensemble d’engagements et de responsabilités qui outrepassent la dimension purement économique de l’échange.
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